Pour cet article, je me base entre autres sur une présentation faite par Numendil au PSES2013 en juin dernier, que vous pouvez retrouver ici (je vous préviens, ça dure 1h14).
Avant toute chose, commençons par définir ce qu’est la vie privée. Voici ce que dit le Larousse :
Qui concerne quelqu’un dans sa personne même, dans sa vie personnelle. Larousse
Comme le dit Numendil, les définitions de la vie privée que nous proposent les différents dictionnaires se limitent au monde des objets. Qu’en est-il alors du monde numérique, omniprésent de nos jours ? Il a tenté de redéfinir ce qu’est la vie privée en prenant le numérique en compte, et je pense qu’il a trouvé une définition vraiment pas mal :
La vie privée est un ensemble d’éléments, physiques ou non, matériels ou non, qui possèdent un certain caractère confidentiel. Ces éléments sont différents selon chaque personne, son cadre de référence, son travail, son envie de vie privée « réellement privée », etc. Il n’existe donc aucune définition juste de la vie privée, parce qu’il existe presque autant de définitions que de personnes sur Terre.
En se basant sur cette définition, nous pouvons conclure que toute personne ayant ce qu’il estime être une vie privée (ou une intimité) a quelque chose qu’il ne souhaite pas qui soit connu par n’importe qui. Autrement dit, quelqu’un qui a une vie privée a, par définition, quelque chose à cacher.
Tout ne regarde pas tout le monde ; la vie privée n'est pas obligatoirement mauvaise, elle est juste privée. Tweeter
Les gouvernements et autres invoquent souvent des excuses — a priori légitimes — pour faire des intrusions dans votre vie privée. Aux États-Unis, ils utilisent par exemple la lutte contre le terrorisme comme excuse pour surveiller à tout-va.
Laisser faire cette surveillance, c’est en quelque sorte encourager petit à petit l’évolution vers un état policier. Ça commence par « on surveille ce que vous faites pour trouver les terroristes qui se cachent parmi vous » et ça escalade lentement, en commençant par « on arrête toute personne surfant sur tel ou tel site considéré comme illégal », pour finir éventuellement en « on arrête toute personne qui n’est pas d’accord avec nos idées ». Bref, ça permet aux gouvernements de mettre en place un système qui pourra très facilement être détourné et exploité d’une manière totalement différente. Reprenons le slogan utilisé par le gouvernement anglais pour rassurer ses citoyens par rapport à l’installation de leurs fameuses caméras CCTV : « If you’ve got nothing to hide, you’ve got nothing to fear » (si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre). Une version plus exacte serait « If you’re not hiding anything, you’ve got nothing to fear, for now… » (si vous ne cachez rien actuellement, vous n’avez rien à craindre, pour l’instant…).
Ce qui est permis aujourd'hui ne le sera pas nécessairement demain. Tweeter
Ajoutons également que, pour qu’une société puisse changer et progresser, des lois doivent pouvoir être enfreintes. Il n’y a pas si longtemps que ça, être homosexuel était considéré comme un crime. Ce serait toujours le cas si des groupes de lutte pour les droits des homosexuels n’avaient pas su se former à cause d’une surveillance bien trop présente. Bref, comme le dit Falkvinge :
Il est abolument nécessaire de pouvoir enfreindre des lois injustes pour qu'une société puisse évoluer et se poser des questions, afin de tirer un enseignement de ses erreurs et de progresser. Tweeter
Le problème, c’est que de manière générale, beaucoup de personnes ne se rendent pas compte de la similarité entre le monde digital et le monde réel. La plupart des citoyens ne disent rien s’ils apprennent que le gouvernement surveille leurs communications, invoquant souvent ce fameux « je n’ai rien à cacher ». Attendez que leur gouvernement annonce que des caméras vont être placées dans toutes les pièces de leur maison, juste pour surveiller, au cas où ils feraient quelque chose de mal. Ça ne prendrait pas bien longtemps pour que les gens descendent dans les rues en masse. Pourtant, c’est exactement la même chose.
Accepter cette surveillance revient à autoriser qu’un agent de police squatte votre salon. La surveillance des communications a juste un petit avantage supplémentaire : elle est bien moins perceptible qu’un agent de police. Il est plus facile de se soumettre à une menace que nous ne voyons pas qu’à la menace, bien visible, d’un agent qui a les yeux rivés sur nous en permanence.
Toute surveillance doit être considérée en termes de la façon dont elle peut être détournée par un pouvoir (gouvernement, ...) pire que celui en place actuellement. Tweeter
Il est également important de se rendre compte du danger que représente l’agrégation des données de cette surveillance. Lorsque des données sont agrégées, le résultat obtenu reflète rarement totalement la réalité. Des données A et B seules n’ont peut-être aucune signification ou aucun lien, mais parfois, il est possible de tirer de fausses conclusions en regroupant les données A et B.
Voici l’exemple que donne Numendil : imaginez que vous êtes écrivain et que vous écrivez un roman qui parle d’un fabricant de méthamphétamine. Vous décidez donc d’acheter des livres sur le sujet afin de produire un roman de qualité. Peu après, vous construisez une maison et achetez une flopée de produits chimiques, outils et autres et décidez de poster sur Twitter une photo de votre magnifique remorque remplie. Imaginons que dans les produits que vous achetez se trouvent certains composants nécessaires à la création de méthamphétamine. En agrégeant les données précédentes, la première idée qui vient à l’esprit est que vous êtes un fabriquant de méthamphétamine, alors que ce n’est pas forcément le cas.
Autrement dit, ces systèmes de surveillance, même s’ils récoltent énormément de données, n’ont pas tous les paramètres en main. Oui, après enquête ils se rendront compte de leur erreur, mais tout le monde sait que des enquêtes, généralement, ça fait pas mal de dégâts, aussi bien psychologiques que sociaux, ou matériels.
Numendil donne également un exemple avec le logiciel Maltego, qui sert à agréger des données et peut être téléchargé gratuitement (comprenez « ceux qui surveillent les citoyens ont des programmes encore plus puissants et qui ont surtout accès à beaucoup plus de données »). En se cherchant lui-même, plutôt que de trouver son profil Facebook (qui n’est pas visible publiquement), le logiciel trouve le profil Facebook de quelqu’un du même nom qui tient des propos d’extrême droite. Par conséquent, en se fiant à ce que dit le programme, il est donc une personne d’extrême droite. Bref, l’agrégation de données nous donne rarement des informations exactes.
N’oublions pas qu’en plus, étant donné que toute ceci se fait de manière secrète, vous ne savez pas quelles données son collectées et n’avez aucun moyen de corriger d’éventuelles erreurs d’interprétation. Une chose qu’il faut rappeler également, c’est que tout ce que nous savons (NSA, Prism, tout ça), ce n’est probablement que le sommet de l’iceberg. Récemment, nous avons d’ailleurs appris qu’en gros, la France est en train de faire pareil.
Ce n'est pas vous qui déterminez si vous êtes coupable, ce sont ceux qui vous surveillent. Tweeter
Bref, ce n’est pas parce que quelqu’un est contre la surveillance généralisée qu’il a quelque chose de mal à cacher ; cette personne estime tout simplement que certaines choses ne regardent qu’elle et les personnes avec qui elle choisit de les partager.
Voici quelques liens en vrac où j’ai été m’inspirer pour cet article, qui peuvent être intéressants à lire (en anglais) :
- Why Privacy Matters Even if You Have ‘Nothing to Hide’
- Debunking the Dangerous “If You Have Nothing to Hide, You Have Nothing to Fear”
- Why ‘I Have Nothing to Hide’ Is the Wrong Way to Think About Surveillance
- Why ‘Nothing to Hide’ misrepresents online privacy
- Surveillance: You may have ‘nothing to hide’-but you still have something to fear
Je vais terminer cet article avec la citation suivante :
People willing to trade their freedom for temporary security deserve neither and will lose both.
Traduction : Les personnes prêtes à troquer leur liberté pour de la sécurité provisoire ne méritent ni l’un, ni l’autre, et perdront les deux. Benjamin Franklin